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Il y a deux jours, Judith Godrèche publiait un post Instagram, dévoilant pour la première fois le nom de celui dont elle a subi l’emprise, dès l’âge de 14 ans. « Il s’appelle Benoît Jacquot », avant de poursuivre : « La petite fille en moi ne peut plus taire ce nom. » Cette déclaration de l’actrice – nous avions cité le nom du réalisateur dès sa première prise de parole dans nos pages début décembre – a une portée aussi poignante qu’éclairante. À elle seule, cette mise en mots illustre la difficulté pour une victime de verbaliser ce qui lui est arrivé et l’épreuve intime que cela constitue.
C’est, en effet, la première fois que Judith Godrèche prononce, ou plutôt écrit, explicitement le nom du réalisateur qui, à 40 ans, a fait d’elle sa compagne lors du tournage du film « Les mendiants » en 1986 alors qu’elle était une adolescente de 14 ans. Une enfant, donc. Pour la première fois aussi, elle met des mots sur la nature de leur relation : « emprise », « perversion ». Lors de notre long entretien en octobre dernier, deux mois avant la sortie de de sa série « Icon of French Cinéma », elle n’avait pas voulu, pas pu, prononcer le patronyme de cet homme. Trop douloureux, trop effrayant. « Je ne veux pas le nommer moi-même mais vous pouvez le faire », avait-elle proposé. À défaut de le désigner, d’autres le feraient à sa place. Elle n’avait pas non plus réussi à qualifier ce qu’il lui avait fait vivre. Était-ce de l’emprise, de la violence ? Face à nos questions, Judith Godrèche s’était figée, butant sur les mots et tentant de rassembler ses pensées. En vain. La parole qui fusait avec verve et intelligence quelques minutes auparavant était brutalement empêchée. Les yeux voilés de larmes, elle s’était excusée. Nous aussi. L’actrice n’était pas prête à verbaliser ce qui ferait de cet homme un abuseur et d’elle une victime.
La cristallisation d’une prise de conscience
Deux mois après ce premier entretien au ELLE, les choses ont changé : sa série a recueilli un déluge de critiques positives, ses mots publiés sur notre site et dans nos pages ont été repris dans toute la presse, les soutiens ont afflué. Quelques jours après la publication de son portrait, l’affaire Depardieu a également pris de l’ampleur avec la sortie du « Complément d’enquête » donnant au mouvement MeToo en France un nouveau sursaut salutaire. Judith Godrèche s’est ensuite exprimée à de nombreuses reprises dans la presse ou sur les réseaux sociaux racontant de façon chaque fois plus déterminée son histoire. Jusqu’à ce post, jusqu’à ce nom, Benoît Jacquot, écrit noir sur blanc sur Instagram. Un événement rare et précieux car, de manière totalement inédite, le public a assisté, en live et avec émotion, à la cristallisation d’une prise de conscience, à l’éclosion de la parole d’une victime après 40 ans de silence et de doutes.
Mais comment s’étonner de cette difficulté à mettre des mots sur une histoire d’emprise et d’abus quand une société entière n’a pas été capable, voire a refusé de le faire. La relation de Judith Godrèche et Benoît Jacquot n’a jamais été un mystère : le monde du cinéma et de la culture était au courant, sa fiche Wikipédia la mentionne. Pourtant, cette relation était à l’époque illégale. « Selon ce qu’elle a divulgué dans la presse, en 1986, aux yeux de la loi, cela pouvait constituer une atteinte sexuelle quand la victime avait moins de 15 ans au moment de la relation, si le mis en cause était majeur et sans qu’il n’y ait de violence ni de contrainte. Cela pouvait être aussi qualifié de corruption de mineure si l’on démontrait que l’adulte était l’instigateur en proposant des paroles, des actes et des images pour pousser la mineure à se soumettre in fine à un rapport sexuel, pouvant donner l’apparence d’un « faux consentement », nous explique l’avocate Élodie Tuaillon-Hibon, spécialiste des violences sexistes et sexuelles. Malgré cette transgression, aucun adulte n’a jamais protégé Judith Godrèche ; la complaisance fut générale.
Pour mesurer cet aveuglement, voire cette complicité, il suffit de relire certaines prises de parole de Benoît Jacquot, pour certains très récents et même post MeToo. C’est peu dire que l’on tombe des nues : aucun journaliste ne critique jamais son « goût » pour les très jeunes filles, et tous l’évoquent comme un élément constitutif de son génie, de son panache.
Des interviews qui ne laissaient aucun doute
Dans les « Inrockuptibles » en 2006, il y a notamment cet article intitulé « L’homme qui aimait les actrices ». Question du journaliste : « En 90, la désenchantée donne une nouvelle impulsion à ta carrière. Comme si avec ce film, tu avais découvert que ton cinéma ne serait jamais aussi vif que s’il consistait simplement à suivre des filles. » Réponse de Jacquot : « Le truc curieux avec la désenchantée, c’est que ce n’est pas du tout moi qui me suis précipité sur Judith Godrèche, c’est plutôt elle qui a saisi le moment. Pour que je fasse un film autour d’elle, ce n’est pas un mystère que je la fréquentais de très près à l’époque. » Le journaliste poursuit l’interview sur le « désir narcissique » de Godrèche qui serait à l’origine du long-métrage. L’enfant aurait séduit l’adulte, circulez, il n’y a rien à voir.
Portrait ahurissant de Jacquot dans « Libération » en 2019, deux ans après MeToo, titré « Le dernier casanova ». Le journaliste évoque sans aucune critique un « réalisateur de 72 ans qui ne renonce à rien de sa passion pour les films et les filles ». Plus loin, il écrit : « Jacquot a une réputation non usurpée de filmeur de femmes. Il est aussi perçu comme un séducteur attaché aux jeunes filles. Ce qu’il revendique. » Plus loin encore : « Jacquot est au clair avec une ambition intangible. La jeune actrice en est la force d’attraction et le moteur à réaction. Mélangeur perso-pro, il dit : « je n’ai jamais dragué », mais il se flatte de « filmer comme on suit une fille dans la rue ». Au hasard des coupures de presse, celles qu’il a fait tourner comme des robes légères parlent bien de lui. Parfois, ils se sont aimés, mais pas toujours. Lui, sur Judith Godrèche : « Le film s’est fait sur mon désir de son désir. » Lui, sur Isild Le Besco, « son vœu est de faire ce qu’elle veut ». Encore une fois, les enfants séduisent, l’adulte succombe bien malgré lui !
Mais l’interview de Jacquot la plus problématique a été exhumée par Judith Godrèche elle-même et tourne en boucle depuis deux jours sur les réseaux sociaux. Le psychanalyste Gérard Miller le filme en 2011 dans un documentaire intitulé « L’Interdit, les ruses du désir ». Miller interroge en voix off : « Qui décide des limites qu’on ne doit pas dépasser et quelle barrières psychiques Benoît a-t-il renversé pour vivre une passion amoureuse avec Judith Godrèche, puis avec Virginie Ledoyen, puis avec Isild Le Besco toutes les trois actrices de ces films et toutes les trois séduites alors qu’elles étaient mineures ? » La question d’une complaisance hallucinante fait bondir mais la réponse laisse sans voix : « Oui, c’est forcément une transgression. Ne serait-ce qu’au regard de la loi, on n’a pas le droit en principe, je crois. Une fille comme elle, cette Judith qui avait un effet 15 ans, et moi 40, en principe, je n’avais pas le droit. Je ne crois pas, mais ça alors elle n’en avait rien à foutre. Et même ça l’excitait beaucoup, je dirais. » D’après Judith Godrèche, c’est d’être retombée sur cet interview qui l’a convaincue de révéler le nom de l’homme qui a abusé de sa naïveté d’enfant, et qui la hante depuis 4 décennies. De mettre, envers et contre tout, des mots sur ses maux.
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