Ukraine : dans les salons de manucure, la résistance au bout des ongles

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Tout un symbole. En cette veille de Noël, Kyïv a sorti l’artillerie lourde : sapin géant, guirlandes de rigueur et « Jingle Bells » en boucle dans toutes les boutiques et les restaurants de la capitale ukrainienne. « Cette année, c’est sûr, Noël aura lieu le 25 décembre comme un pays de l’Union européenne, et non le 7 janvier comme si on était encore à l’ère soviétique », se réjouit Anna, la jolie vingtaine. Pensée magique ? L’année dernière, une première tentative de s’aligner sur ce calendrier de l’Avent s’était soldée par un semi-échec. Aujourd’hui, tout le monde est prêt : à fêter Noël, à affronter l’hiver et son cortège de traumatismes, à tenter de vivre comme un pays qui ne serait pas en guerre. Une illusion de vie normale. C’est le sentiment un peu irréel qui frappe l’étranger dans Kyïv, ouatée de neige pour l’occasion.

Personne, n’a envie de faire la fête, mais c’est une question de santé mentale

© Guillaume Binet

Dans un salon de beauté aux allures de cocon, Victoria s’irriterait presque de la énième alerte qui sonne sur son portable, la balaie d’un doigt las, et baisse le store par réflexe. Le 31 décembre 2022, ce quartier très « fac- tory », à deux pas du centre-ville, a été bombardé non-stop. « Une pluie de missiles : la moitié des immeubles ont été détruits, les fenêtres tremblaient sans cesse, il n’y avait plus personne, ni employés ni promeneurs, sauf ici ! » En charge des franchises G.Bar, Victoria, « comme victoire », 28 ans, ne s’en émeut guère. « On a rouvert le 30 mars 2022, à peine plus d’un mois après l’invasion russe, le salon était plein à craquer : manucure, brushing, teinture, pose de faux cils, maquillage… La boutique d’à côté, encore fermée, offrait gratuitement des robes à celles qui épousaient leur compagnon avant qu’il ne parte au front. »

Depuis, la chaîne G.Bar compte cinq « shelter salons », des cabines en sous-sol, à l’abri des bombardements. « Soyons clairs : personne, ici, n’a envie de faire la fête, mais c’est une question de santé mentale. Je me souviens d’avoir vu dans un musée, à Gdansk, une affiche datant de la Seconde Guerre mondiale représentant une scène de manucure, où était écrit “nous continuons à vivre”. »

Solidarité

© Guillaume Binet

Il suffit pourtant de gratter le vernis pour tomber sur la réalité nue. « Chaque matin, je commence par consulter mon portable pour savoir ce qu’il s’est passé dans la nuit. J’ai au moins dix applis différentes, j’en ai même une qui donne le sens du vent au cas où la centrale nucléaire de Zaporijjia serait touchée », confie, dans un débit d’avalanche, Sonya Zabouga, rédactrice en chef de ELLE Ukraine. « Je ne connais pas une personne dans ce pays qui ne soit pas liée à la guerre. »

À l’image d’Anna, sosie de Diane Kruger, venue pour une « Japanese manucure », et qui habite Boutcha, ville maudite au nord de Kyïv, dont les rues jonchées de cadavres aux premiers jours de l’invasion russe ont traumatisé l’opinion. « Durant trente-huit jours, sans électricité ni chauffage ni ravitaillement, j’ai regardé par la fenêtre ma voiture garée sur le parking entre des rangées de tanks, en priant pour qu’ils ne nous tuent pas. »

Aujourd’hui coach et volontaire, elle envoie des vêtements aux soldats sur le front, qu’elle retrouve parfois au supermarché du coin avec l’étiquette « not for sale » qu’elle a elle-même cousue. Détournements, corruption font la une de l’actualité presque tous les jours et gangrènent le quotidien ukrainien, du sol au plafond. À l’image, aussi, d’Antonina, veuve de guerre, qui a attendu des mois (le gouvernement ne communique pas le nombre de morts au combat) avant de récupérer un avant-bras gauche, qui a permis d’identifier le père de son fils brûlé vif dans une attaque. À l’image, enfin, de Victoria elle-même, dont les tatouages attirent l’œil : un petit cœur sur le dos de la main, une flèche qui pointe le ventre, et un troisième, qu’on ne verra pas, « en hommage à mon ami, mort ». Le regard mauve, déterminé, s’éteint. Alors toute la ville fait comme si.

Changement et adaptation

© Guillaume Binet

Au Match, bar branché aux faux airs new-yorkais, peuplé d’une faune séduisante qui prend un dernier verre à 22 heures pour rentrer avant le couvre-feu (minuit), on conjugue la nuit et l’avenir au présent. Le pays se reconstruit, les cheminées d’usine fument, « on peut envoyer un colis aux quatre coins de l’Ukraine, il arrive le lendemain », s’enorgueillit l’écrivain Oleksandr Mykhed. On annonce même le retour de la fashion week à Kyïv en août prochain, veut croire Sonya, qui souligne que les couvertures du ELLE ont changé, mettant en avant des rôles modèles. Comme si toute l’industrie de la beauté s’était elle aussi adaptée à cette guerre hybride commencée il y a près de deux ans, le 24 février 2022 : à la fois Première Guerre mondiale par les tranchées, troisième guerre mondiale par les drones, et tardive matérialisation de la guerre froide.

Daniel, ancien barman, propriétaire de l’enseigne Nails and Cocktails, en plein centre-ville, a vu sa « master manucure » Albina, cheveux rouge sang et dents de vampire, s’engager dans l’armée et devenir une héroïne des réseaux sociaux. « D’autres, surtout celles qui ont des enfants, ont préféré quitter le pays pour les mettre en sécurité. D’où un sérieux problème de recrutement. » Constat partagé par Victoria, qui ouvre des franchises à tour de bras en Pologne, en Italie, en Espagne, en Allemagne… Des salons qui accueillent à la fois des manucures ukrainiennes, dont la réputation traverse les frontières, et des réfugiées qui viennent là partager des souvenirs communs, évoquer des villages connus d’elles seules, « sentir » le pays. 

Le taux de divorces a explosé. Tandis que celui de la fertilité a chuté

Une migration pendulaire impossible à quantifier, mais qui saute aux yeux dans les trains, seul moyen de locomotion, avec la voiture, pour entrer et sortir d’Ukraine. Dans les trains qui viennent de l’ouest ou qui y vont : des femmes. Dans les trains qui partent à l’est ou en reviennent : des hommes (qui ont interdiction de quitter le territoire, loi martiale oblige, entre 18 et 60 ans). Combien de femmes sont parties, sur les huit millions d’Ukrainiens exilés ? Difficile à dire. Combien sont revenues ? Idem. Même chose pour Kyïv, qui s’est vidé de la moitié de sa population après l’invasion, et qui a aujourd’hui retrouvé son niveau d’avant-guerre – calcul réalisé en croisant le nombre de puces de téléphone et le taux de déchets par habitant. Est-ce dû au retour des uns, désœuvrés, en mal du pays ? Aux déplacements des autres, qui fuient le danger et un chômage massif à l’Est et au Sud ? Une chose est sûre : plus les enfants sont grands, plus la tentation de rester à l’étranger est forte. Conséquence logique, le taux de divorces a explosé : +33% à la mi-2023. Tandis que celui de la fertilité a chuté: –28% mi-2023.

Prise de conscience

© Guillaume Binet

Au Women Power Forum, qui se tient ce 3 décembre au cœur d’un gigantesque centre commercial, régi par une femme, Inessa Kravchenko, trois cents inscrites se sont pressées pour écouter les conseils de spécialistes : dermatos, gynécos, docteurs, psys… Ici, le stand de sextoys (best-seller : le Womanizer) côtoie celui de chirurgie réparatrice « pour effacer les traces de la guerre » chez les militaires et les civiles (blessures, brûlures, cicatrices). « Tout tourne autour des hommes, ils sont en première ligne, c’est normal, mais les femmes ont une charge mentale phénoménale, explique posément Inessa Kravchenko : travailler, gagner de l’argent, s’occuper des enfants, des parents, des beaux-parents… Il est temps de s’occuper d’elles. » 

Pour certaines, cette séparation forcée est un moyen d’y échapper

À travers les questions abordées, parfois très crues, se dessine ce nouveau schéma familial d’un homme tout puissant, au front. Faut-il congeler le sperme de son conjoint avant qu’il ne parte ? Que faire quand son mari revient en permission quelques jours et qu’il n’a pas envie ? Une jeune fille raconte que son compagnon a eu l’entrejambe détruit par l’explosion d’une mine. Les exemples de castration, méthode de torture qui serait utilisée par les Russes sur des captifs, ont fait les gros titres et hantent les esprits. Parfois, au contact de la guerre, le conjoint change, aussi. Plane l’ombre des violences conjugales dont l’Ukraine détient un triste record, aggravé durant le Covid. « Pour certaines, cette séparation forcée est un moyen d’y échapper, poursuit la boss des lieux. Elles trouvent le courage de partir, de se mettre à l’abri. » Et puis « celles qui font des enfants par temps de guerre sont des héroïnes ! » tranche Anya, 26 ans, en tentant de contenir l’excitation joyeuse du bébé bouledogue (il y aurait des livres à écrire sur les Ukrainiens et leurs chiens !) que lui a offert son fiancé, Dima, comédien dans son ancienne vie. Il est son fond d’écran, tout en armes et treillis, elle est son refuge.

Quand il revient de permission, ils ne font rien d’autre que d’être ensemble. Parfois, elle est sans nouvelles pendant plusieurs jours quand il quitte sa base pour le front. Interdiction de dire où, quoi, comment. Ils ont un code commun, des signaux qu’elle tente de déchiffrer. Alors, le mariage, les enfants ce sera pour après. Et si un « hooligan » l’importune, un gars qui boit (que les femmes désignent entre elles en tapant deux doigts contre leur jugulaire), dans ce quartier populaire de Troyeshchina, elle dégaine la photo du bien-aimé.

Il faut être forte il faut être jeune 

Changement de décor : banlieue de Dnipro, à l’est, une cité-dortoir où cohabitent une centaine de déplacés, enfants et vieillards compris. Ils sont cinq à se partager la chambre de Lisa, cloisonnée par de petits rideaux qui offrent un semblant d’intimité aux lits superposés. Quarante minutes, c’est le temps qu’a eu Lisa pour empaqueter dix-huit ans de vie dans deux sacs plastique, et quitter, avec sa mère, son frère et son petit copain, la ville qui l’a vue naître, Lyssytchansk, soumise au feu fin juin 2022. Bouille ronde, œil clair et pétillant, elle offre désormais ses services de manucure aux femmes de la cité. Un modeste revenu qui lui permet de reprendre le chemin de l’école, nous explique-t-elle en extirpant soigneusement d’un carton ses différents vernis.

Ici, la mode n’est pas au « nude », comme à Kyïv. Ici, elle fait tout ce qu’on lui demande, installe son matériel de fortune dans le réfectoire avant que la nuit ne tombe comme un sac, à 16 heures. Pour la première fois depuis un an, elle a eu ses grands-parents, restés là-bas, au téléphone. Elle en a pleuré, eux aussi. L’ONG People in Need (Pin), qui s’occupe, entre autres missions, d’héberger les déplacés, vient régulièrement en aide à ces populations abandonnées à leur sort. Comme aujourd’hui, dans le village d’Illinka, oblast de Donetsk, à dix kilomètres de la ligne de front, où des babouchkas hors d’âge attendent une livraison de briquettes pour passer l’hiver, une manne par –10°C ! Le bruit des bombes est incessant. Plus un enfant à l’horizon, plus un homme en âge de se battre, plus une femme en âge de travailler. Rien que la mort, qui attend. Et une vitalité venue du fond des temps et des tripes chez cette veuve d’un mineur (une portion de charbon poireaute devant sa maison de bric et de bois, où les animaux sont chez eux, où les araignées ont même tissé leur toile dans une vieille télé) qui nous dit, courbée sur sa canne, mais droit dans les yeux : « You have to be strong ! You have to be young ! » (Il faut être forte ! Il faut être jeune !)

À ses côtés, Eugenia, 31 ans, fait partie d’une ONG locale, Angels of Salvation, qui traite avec Pin. Elle habite non loin, avec ses quatre enfants – il en reste mille sur les vingt-huit villes que compte la région. « Celui de 2 ans sait déjà se planquer dans la salle de bains, près de la machine à laver, en cas de bombardement. » Tous les enfants du pays ont appris la chanson « Air Alarm ! La victoire est proche » et la chorégraphie des gestes à faire en cas d’attaque : « Prends tes affaires calmement, rejoins tes amis […] Prends ton sac à dos, de l’eau, et des jouets […] Tu n’as pas à avoir peur, tu sais où est le bunker […] Je crois en la victoire des forces ukrainiennes. » Les aînés, eux, ont cours par correspondance. 

Beauté et honneur 

« De toute façon, la bombe qui te tue, par définition, tu ne l’entends pas », conclut Eugenia, qui raconte avoir ramassé là-bas, derrière, un soldat blessé au ventre qu’un chien avait pris pour proie. Ici, la guerre est partout. Au bout de ce chemin poussiéreux qui mène à Donetsk, à quelques kilomètres, où l’une des babouchkas d’Illinka a une fille qu’elle n’a pas vue depuis le début de l’occupation russe, en 2014. Dans les stations-service, où les soldats font la queue par grappes pour un café fumant. Dans les forêts, armée de troncs noirs, où ramasser du bois est interdit à cause des mines. Dans les cimetières à la terre fraîchement retournée, pavée de drapeaux jaune et bleu étrangement guillerets. Dans les champs, qui s’étendent à perte de vue – c’est donc ça, les confins de l’Europe, si près, si loin – parfois labourés, parfois plus. Là, des tournesols pétrifiés par l’hiver laissent place, l’été, à un tapis de coquelicots, un symbole de l’Ukraine. « On appelle ça le sang des guerriers », confie Alyona Budagovska, en charge de Pin, qui a la fleur rouge tatouée sur l’épaule.

Nous sommes incassables

Les drapeaux ukrainiens, les coquelicots, les couleurs patriotiques, qui paradaient sur les ongles des filles aux premiers temps de l’invasion, ont laissé place à des « French manucure », nous confie Ioulia, qui exerce à Dnipro. Déplacée, elle aussi, comme Lisa, elle raconte le long périple qui l’a menée au bord du Dniepr, les séances de manucure sans électricité mais avec générateur et ingéniosité, la beauté qui est un héritage de leurs mères. « Nous sommes incassables », dit-elle, reprenant le mot utilisé par Volodymyr Zelensky le jour même, alors que l’hiver est là, que les armes manquent, que la Russie se déploie, que les États-Unis rechignent à avancer de nouveaux crédits.

Que se passera-t-il si Biden, le plus proukrainien de tous, n’est pas réélu l’année prochaine ? Qu’adviendra-t-il en cas de retour de Trump ? À quoi ressemblerait une victoire russe ? Et une défaite ? Et quid de cette seconde vague de soldats attendue pour relever les premiers volontaires arrivés sur le front, il y a parfois près de deux ans ? Quid de ces vétérans, dont les femmes manifestent sur Maïdan, l’iconique place de l’Indépendance, à Kyïv, devant les caméras, pour demander un roulement, des règles ? « Incassable », martèle Ioulia. Et puis dans la seconde qui suit, elle nous montre sur son portable une photo de son ancien quartier, à Bakhmout, des carcasses d’immeubles vérolés, entièrement détruits par la guerre, et de grosses larmes lui montent aux yeux qu’elle peine à attraper de ses longs doigts manucurés Pikachu.

Comme Lisa, elle rêve « d’un endroit à soi ». Elle facture 500 hryvnia (12 euros) la manucure complète, trois fois moins qu’à Kyïv. Mais les affaires marchent bien. Et plus on s’approche du front, plus la demande est forte. Installée à Slo- viansk, la belle-sœur d’Alyona ne veut plus quit- ter la ville, pourtant réputée dangereuse. Son salon ne désemplit pas : maquillage permanent, épilation des sourcils, manucures sobres ou bien carrément folles… Pendant que son mari, garagiste, répare les véhicules militaires, elle « répare les soldates », car il y en a, beaucoup. Elles seraient 45 000 à occuper tous les postes dans l’armée, de la logistique jusqu’au front.

Sur le chemin de la gare de Dnipro, alors que le couvre-feu approche, on croise justement l’une de ces soldates anonymes. S’engage un échange, rapide et inquiet, entièrement en Google Trad : la question est traduite du français à l’ukrainien sur un portable, la réponse est tra- duite de l’ukrainien à l’anglais sur un autre. La lumière blanche dans la nuit glacée.

– Vous êtes depuis combien de temps sur le front ?

– Bientôt deux ans.

– Qu’est-ce qui est le plus dur ?

– Le froid.

– Et avec les soldats ?

– Ne pas être traitée pareil, je suis médecin, je vaux un homme mais je suis payée moins.

– Le sentiment qui domine ?

– La colère.

– Vous avez peur ?

– Pas pour moi, pour mon fils. Il est soldat. Il a 20 ans. Regardez-le…


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