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Environ 5 000 kilomètres séparent les sœurs Kohler. Cécile, 39 ans, est détenue à la prison d’Evin au nord de Téhéran, depuis vingt mois, sans avoir vu le jour. En cette matinée de décembre, une lumière froide et hivernale éclaire le profil de Noémie, 34 ans, assise dans son salon, à Lyon. La fenêtre donne sur une jolie place où les enfants jouent, mais dans cet appartement, le silence nourrit l’angoisse. Noémie, exemplaire de courage, prend la parole. « La vie est en suspens », lâche-t-elle, les mains jointes, en prière. Chaque hésitation traduit ses peurs intérieures. « Même dans les moments de joie, on éprouve de la tristesse. » L’image lui revient en boomerang. « Ma sœur est dans une cellule en Iran. » Souvent, Noémie utilise « on » parce que son témoignage vaut pour ses parents, enseignants retraités en Alsace et ses deux frères. Elle raconte le début de l’enfer, annoncé par message.
Le 10 mai 2022, sa mère lui écrit : « Elle n’est pas rentrée, elle est en prison. » Les sanglots de Noémie l’empêchent de poursuivre : « C’est terrifiant. On comprend tout de suite que c’est grave. » Deux semaines auparavant, Cécile, professeure agrégée de français du lycée Les Pierres Vives à Carrières- sur-Seine (78), s’envole avec son compagnon Jacques Paris, 69 ans, professeur de mathématiques à la retraite, pour profiter des vacances de Pâques. Collectionneuse des « Guide du Routard », elle prépare toujours elle-même ses voyages. Après la Thaïlande, le Japon, l’Argentine et la Turquie, Cécile rêvait de découvrir la beauté de l’Iran et la richesse culturelle de son peuple. Sur le groupe WhatsApp familial, Cécile envoie régulièrement des photos de Téhéran, la tour Azadi, le bazar de Kashan, Ispahan et la mosquée du Shah. Le 5 mai, Cécile écrit à Noémie : « Il faut que je te dise, ce pays est incroyable. »
Triste silence
Quatre jours plus tard, le mardi 9 mai, elle est censée retrouver ses élèves, en classe de première. Mais Cécile ne réapparaît pas. Le mercredi, elle ne surveille pas les épreuves du bac blanc, pourtant prévues à son agenda. Les professeurs de son établissement, prévenus des absences de Cécile par la direction, font rapidement le lien avec des articles qui annoncent l’arrestation de deux Européens en Iran, et se décident à rechercher la famille de leur collègue sur les réseaux. Les Kohler n’ont pas davantage de nouvelles. Ils contactent le Quai d’Orsay, et la cellule de crise les prend immédiatement en charge. Cécile et Jacques ont été interpellés. Le niveau de connaissance du dossier s’arrête là. La diplomatie française assure être à la manœuvre et espère un retour discret, mais prévient d’ores et déjà : cela va être long. Les proches de Cécile font confiance et suivent les consignes. Chacun doit reprendre le cours de sa vie, comme si de rien n’était, et attendre.
Puis elle apparaît à la télévision, sa soeur ne l’a reconnaît pas
À Lyon, Noémie tape fréquemment « Iran » sur la barre de recherche de son ordi, traduit des articles du farsi au français et cherche des indices sur X pour tenter de comprendre. Qu’est-ce que le régime des mollahs peut bien reprocher à cette jeune femme française ? Le 16 septembre 2022, Mahsa Jinâ Amini, 22 ans, qui a laissé une mèche dépasser de son voile, décède après son arrestation par la police des mœurs. La République islamique fait alors face à un mouvement de révolte sans précédent. Les autorités répriment les manifestations anti-régime, les visages des femmes arrêtées sont relayés sur les réseaux mais personne ne parle jamais de Cécile.
Jusqu’au 6 octobre, lorsque le site de la chaîne arabophone Al-Alam, de la télévision officielle iranienne, diffuse un enregistrement dans lequel elle apparaît, voile serré contre son visage. Le monde des Kohler s’effondre une deuxième fois. Dans cette vidéo, la première preuve de vie de Cécile, cette dernière raconte, face caméra, être un agent de renseignement opérationnel à la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Noémie est terrifiée. Elle écoute la voix de sa sœur et ne la reconnaît pas. « Le timbre est trois tons au-dessus du sien », analyse-t-elle. Cécile affirme aussi qu’elle et son compagnon sont venus en Iran « pour préparer les conditions de la révolution et le renversement du régime iranien ». Plusieurs images du couple montrent qu’ils ont été suivis tout le long de leur voyage.
Enquêtes et témoignages
Une semaine après la diffusion de cette « confession », la famille Arnaud plonge à son tour dans le même cauchemar. Louis, 36 ans, consultant financier, originaire de Montceau- les-Mines (71), entreprenait un périple de plusieurs mois sur la route de la soie, lorsqu’il est arrêté, le 28 septembre 2022, dans une rue de Téhéran avec d’autres voyageurs étrangers. La communication autour de son interpellation est néanmoins différente. Sylvie, sa mère, 70 ans, reçoit rapidement des appels de son fils. D’abord Louis la rassure, puis il l’interroge : « Pourquoi mon gouvernement ne s’occupe pas de moi ? Il faut faire savoir ma situation. » Les mois passent, et le découragement déferle par vagues. La famille Kohler décide alors de créer un comité de soutien et organise une conférence de presse en Alsace, deux cents jours après l’arrestation de Cécile.
La mobilisation paie. Le lendemain, une visite consulaire est octroyée. Nicolas Roche, nouvel ambassadeur de France en Iran et ancien bras droit de Jean-Yves Le Drian aux Affaires étrangères, peut enfin accéder à l’otage. « Le rapport qu’il rend est factuel. On apprend qu’elle est détenue à Evin dans la section de haute sécurité 209, après avoir passé trois mois à l’isolement. Elle dit qu’elle est inquiète pour nos parents. Elle demande des livres et des lunettes de vue », relate Noémie, concédant ne pas avoir pensé à ce détail. « Lors de son arrestation, Cécile, très myope, portait ses lentilles jetables, qu’elle a dû jeter depuis. Elle est restée dans le flou pendant sept mois ! » Des lunettes sont fabriquées à la hâte à Téhéran. En France, Noémie poursuit ses recherches. Elle imprime des articles sur Clotilde Reiss, une Française retenue en otage pendant dix mois, en 2009-2010. Elle se renseigne sur « Evin », cette prison symbole de la répression des femmes, celle-là même où le Prix Nobel de la paix 2023, l’Iranienne Narges Mohammadi, est incarcérée.
Il n’y a pas de tortures sur les femmes étrangères, et les détenues sont solidaires
Noémie échange aussi quelques mails avec Kylie Moore-Gilbert, chercheuse australo-britannique relâchée après plus de deux ans d’emprisonnement. « La section 209 est une prison dans la prison, c’est là où sont entassés les prisonniers. Isolés, ils subissent des interrogatoires permanents. Kylie m’a aidée à combler le vide face à certaines de mes questions, confie la sœur de Cécile, il n’y a pas de tortures sur les femmes étrangères, et les détenues sont solidaires. » Le 18 décembre 2022, un premier appel vidéo permet aux parents de la détenue d’échanger quelques mots d’amour avec elle, au milieu des sanglots.
Accepter de se montrer c’était devenir une famille d’otage
La prise de contact n’apaise pas vraiment leurs angoisses, tant la communication, mauvaise, est surveillée. En janvier 2023, sept Français sont alors retenus par la République islamique d’Iran : l’anthropologue Fariba Adelkhah (emprisonnée en juin 2019), Benjamin Brière (arrêté en mai 2020), Cécile Kohler et Jacques Paris, Louis Arnaud, Bernard Phelan (depuis octobre 2022), et un septième dont l’identité n’est pas divulguée. Communiquer ou non devient un choix cornélien. Certaines familles, à l’instar de celle de Jacques Paris, préfèrent garder le silence. « Accepter de se montrer c’était devenir une famille d’otage », avoue Sylvie Arnaud, qui a beaucoup hésité. « Ne pas en parler, c’est passer sous silence une réalité dramatique, trop en parler, c’est risquer de payer le prix fort d’un otage », analyse la chercheuse Carole André- Dessornes de la Fondation pour la recherche stratégique.
Solidarité émouvante
Dixit des diplomates de haut rang, les touristes étrangers constituent des proies idéales pour le régime : victimes des tensions extérieures, per- sonne ne sait pourquoi ils sont emprisonnés, ni ce que les mollahs obtiennent lors des libérations, comme lors du retour de Benjamin Brière et Bernard Phelan, en mai dernier, pour « raisons humanitaires ». « Lorsqu’on apprend la nouvelle, on est hyper heureux. De sept otages ils passent à cinq et, maintenant, il n’y en a plus que quatre, depuis le retour de Fariba en octobre, en France », se réjouit Noémie, qui s’est rapprochée de la famille Brière et d’Arnaud, au fil du temps et des mobilisations.
Le moindre détail qu’il glisse dans ses appels alimente l’imagination de ses proches
Les familles se serrent fort et s’entraident. Cette solidarité permet aussi de découvrir les histoires des uns et des autres. Personne n’est traité de la même manière. Le régime reproche à Louis le grief habituel, avoir fait de la propagande contre le gouvernement, et l’a condamné à cinq ans d’emprisonnement. Sans moyens de défense, ses avocats iraniens ont rarement l’occasion d’accéder au moindre document, encore moins à leur client européen. Mais Sylvie s’estime chanceuse, parce que, depuis six mois, elle reçoit des appels réguliers de son fils. Louis ne peut pas raconter ses conditions de détention, il reste évasif. Le moindre détail qu’il glisse dans ses appels alimente l’imagination de ses proches. Sylvie a appris qu’il avait passé quatre mois dans un couloir de tri regroupant de vingt à cent personnes. « Un jour, Louis m’a confié que quand il sentait l’air frais sur sa peau, il savait qu’il était dehors », raconte Sylvie, qui y a beaucoup pensé. « Il ne pouvait pas voir, il a dû avoir les yeux bandés », interprète-t-elle.
Pour la famille de Cécile, les communications sont encore rares. À chaque appel du numéro commençant par l’indicatif +98, enregistré au nom de Prison Evin, Noémie tressaille. Cécile a longtemps tenu, rassuré ses proches, mais lors d’un récent appel, elle a paru usée. « Je ne comprends pas ce que je fais là », confie-t-elle à sa sœur, qui n’a parfois pas le temps de la réconforter. La communication se coupe toujours dans les pires moments. La fois suivante, Noémie s’est donc empressée de déballer sa liste de bonnes nouvelles : son neveu sait faire du vélo sans roulettes, sa nièce l’a reconnue sur une banderole de soutien, sa collègue a eu un petit garçon et les grands-mères vont bien. Cécile a souri, elle a expliqué s’adresser à ses proches par la pensée et écrire un roman dans sa tête, à défaut d’obtenir un stylo. De son côté, Noémie pense souvent au retour. Elle a pris la plume et remplit des carnets en s’adressant à « Ma grande sœur adorée ». Cécile pourra les lire plus tard, il faudra y aller doucement, peut-être voir un psychiatre spécialisé en stress post-traumatique d’abord. En attendant, Noémie lui a déjà fait parvenir le plus important : Proust, son auteur préféré, avec son ouvrage tristement évocateur, « À la recherche du temps perdu ».
Comité de soutien de Cécile Kohler : libertepourcecile.com. Pétition pour la libération de Louis Arnaud sur change.org : Libérez Louis Arnaud.
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